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Jeu d’influences : les stratèges de la communication vus par Luc Hermann

Tony Cotte
Publié le 06/05/2014 à 18:48 Mis à jour le 11/05/2014 à 00:26

Ancien salarié de CNN International et grand reporter pour Canal+, Luc Hermann a fondé, avec Paul Moreira, la société de production Premières Lignes à qui l’on doit, notamment, le magazine Cash Investigation pour France 2. À l’occasion de la diffusion de Jeu d’influences, un documentaire en deux parties pour Le Monde en face sur France 5, il revient sur son travail et les coulisses de cette immersion au pays des spin doctors.

Tony Cotte : Quelles ont été vos motivations pour écrire et réaliser ce documentaire ?

Luc Hermann : Je suis journaliste d’investigation depuis assez longtemps. J’ai été rédacteur en chef du magazine 90 minutes à Canal+ et producteur de Cash Investigation pour France 2. Au sein de « Premières lignes », nous sommes confrontés régulièrement à ces spin doctors. Nous enquêtons sur des responsables politiques ou des multinationales et, depuis quelques années, nous n’arrivons plus à avoir directement les grands patrons. Pour organiser une interview, nous sommes obligés de passer par des négociations, quelques fois assez tendues, et souvent en vain, avec ces hommes de l’ombre. Trop souvent ils font barrage et empêchent les journalistes de poser certaines questions. J’ai ainsi convaincu France 5 et les Éditions de la Martinière qu’il y avait une grosse enquête de décryptage à mener.

Comment avez-vous persuadé ces hommes de l’ombre à s’exprimer face caméra ?

Mon idée n’était pas de faire un réquisitoire contre des grands gourous. Et il y a eu une préparation importante et beaucoup d’attente. Par exemple, il a fallu de longues semaines pour que Stéphane Fouks du groupe Havas accepte de s’exprimer.

Dans la première partie de Jeu d’influences, il est dit qu’une « longue rencontre sans caméra » n’avait pas suffi à convaincre Ramzi Khiroun d’apparaître à l’écran. Sur quels points était-il en désaccord ?

J’avais demandé à Anne Hommel (communicante pour DSK et Anne Sinclair, ndlr) et Laurent Obadia (ex-communicant de Liliane Bettencourt, ndrl) de lui toucher deux mots sur ma démarche. Il a, je pense, été intrigué et a voulu me sonder. Mais il répète sans cesse qu’il est un « homme de l’ombre » et qu’il n’apparaît jamais dans les médias. Notre rencontre en off a pris beaucoup de temps ; je l’ai vu deux heures dans son bureau au siège de Lagardère. Même si la conversation a été extrêmement cordiale, il a refusé de me revoir ou que je puisse utiliser ses propos. Je pense qu’il m’a reçu pour me sonder sur ma démarche...

Y avait-il un risque qu’il prévienne ses confrères de ne pas vous parler ?

Ça a été ma crainte. Dans ce cas, j’aurais pu faire un documentaire et un livre, cependant ça aurait été beaucoup plus difficile. Mais ils m’ont fait confiance. Il faut savoir qu’aucun de mes interlocuteurs n’a demandé à relire ou à revoir les images. Certes, j’aurais refusé.

« Les spin doctors sont désormais présents dans toutes les sphères du pouvoir »

La mission de tous ces stratèges est d’avoir la faveur de l’opinion publique. Après avoir rencontré autant de professionnels, estimez-vous que l’exercice n’est finalement pas si difficile ?

Pour les bons spin doctors, c’est malheureusement assez facile d’orienter l’opinion. Certains sont d’anciens journalistes et d’autres connaissent extrêmement bien notre métier. Ils capitalisent sur trois choses : l’urgence, sur le fait que les journalistes se copient pas mal ou encore le manque de pugnacité de certains d’entre nous. Mais ils travaillent plus sur la perception de l’opinion publique que sur la politique avec un grand P. Ils vont préparer des éléments de langage. Ça a été très réussi, pendant plusieurs années, dans le camp Sarkozy. C’est assez réussi aujourd’hui dans celui de Manuel Valls, mais un échec total pour François Hollande. Ces spin doctors sont désormais présents dans toutes les sphères du pouvoir et parviennent à mettre en scène les dirigeants pour cette bataille de la perception, souvent pour empêcher les journalistes d’enquêter derrière la version bien huilée. C’est un réel danger pour la démocratie...

Partie 2 > Le travail du Petit journal et Jérôme Kerviel


Cette formule n’est-elle pas trop forte ?

Non. Ces communicants font des aller-retour : ils conseillent un ministre pendant des mois pour le bien du pays puis se retrouvent en conflit d’intérêt, chez Havas ou Publicis à conseiller des entreprises privées. On le voit dans le documentaire avec le cas Leroy Merlin sur l’autorisation de travailler le dimanche ou encore avec l’interdiction des avertisseurs de radars.

Ce que Jeu d’influences révèle sur la condition de journaliste en France n’est pas glorieux. Stéphane Attal (Directeur associé chez Les ateliers corporate, ndlr) ou Yves-Paul Robert (directeur associé de Havas Paris, ndlr) s’expriment sur cette profession avec beaucoup de condescendances...

... Et une certaine forme d’arrogance. Pour eux, c’est assez facile, surtout quand les journalistes doivent réagir vite et qu’ils n’ont pas le temps d’enquêter. Les journaux aujourd’hui font une erreur majeure de fermer les services enquêtes. J’ai appris que c’était récemment le cas du Parisien. Il est nécessaire pour un journaliste qui n’aurait pas le temps, à savoir rendre son papier au bout d’une heure, d’au moins faire instaurer le doute. C’est une question vitale pour ne pas perdre en crédibilité. Je ne sais pas pour la France, mais aux États-Unis, d’après les chiffres d’une récente étude du Ministère du Travail, il y aurait 4,6 communicants pour un journaliste. Autant dire que la guerre de la communication est très difficile à gagner.

Une émission comme Le Petit journal, qui se plait à montrer les coulisses et révéler avec humour les techniques des spin doctors, n’est-elle pas la pire ennemie des stratèges en communication ?

Je suis très respectueux du travail des équipes de Yann Barthès. Ils le font tous les jours et souvent avec justesse. Parce qu’ils ont ce petit regard décalé en tournant avant et après la conférence de presse, ils mettent de la pression sur les spin doctors pour être encore plus forts et avancer masqués. C’est la raison pour laquelle un Ramzi Khiroun ne se déplace pas.

« Ça a pris trois mois d’échanges avec son avocat pour mettre Jérôme Kerviel devant une caméra »

Au cours de Jeu d’influences, vous avez l’occasion de vous entretenir avec Jérôme Kerviel. Même s’il assure le contraire, sa participation ne s’inscrit-elle pas en elle-même dans un plan de communication ?

Non, il a même refusé de nous parler pendant de longues semaines. Il n’avait plus envie. S’il avait dit oui dans la seconde, je l’aurais précisé. J’ai interviewé longuement les spin doctors qui ont travaillé pour lui et ceux pour la Société Générale. La parole de Jérôme Kerviel était essentielle. Ça a pris trois mois d’échanges avec son avocat pour le mettre devant une caméra et avoir son regard. Au final, il passe certes son message, mais il a fallu mettre beaucoup d’énergie pour l’avoir.

Jérôme Kerviel assure qu’il n’est pas en campagne, de même qu’Anne Hommel pour Anne Sinclair. Le fait d’affirmer qu’il n’y ait pas de stratégie n’en est-elle pas une en soi ?

Quand Jérôme Kerviel dit qu’il n’y a pas de combat de la communication, c’est évidemment faux. Et nous sommes dans les grandes semaines d’Anne Hommel entre Un jour, un destin, sa présence dans Médias le magazine (le 27 avril dernier, ndlr), l’interview de Jérôme Cahuzac pour Vanity Fair ou encore la mise en scène de Matthieu Pigasse qui sort un livre. Même si elle assure qu’il n’y a aucun plan de communication, je suis persuadé de l’inverse.

Partie 3 > Anne Hommel et les séries Scandal et Les Hommes de l’ombre


Comment expliquez-vous leur démarche ?

Si Anne Hommel et Franck Louvrier me parlent aussi facilement et acceptent de débattre avec moi à la télévision, c’est dans une volonté de réhabiliter l’image de leur fonction. Il y a aussi une dimension commerciale. Anne Hommel parle aujourd’hui parce qu’elle n’est plus une salariée d’Havas et a fondé Majorelle, sa propre agence de relations presse et publiques.

Tous deux ont, sur le plateau de Médias, le magazine, assuré de ne pas exiger la relecture avant une interview. Qu’en pensez-vous ?

C’est de la pure langue de bois. Trop souvent en France, en presse écrite, les journalistes ont l’obligation de faire relire. On le dit dans le documentaire : Harold Hauzy a demandé une relecture de l’interview de Manuel Valls pour le Journal du dimanche. Je n’ai pas de leçon de journalisme à donner, mais je trouve inacceptable que des rédactions acceptent ce procédé et, surtout, de ne pas en avertir les lecteurs.

On parle beaucoup de gestion de crises ces derniers temps avec la série Scandal, mais en France, Les Hommes de l’ombre a rencontré un succès sur France 2. Le portrait des spin doctors y était-il, dans le fond, fidèle à ce que vous avez pu observer ?

Olivia Pope est un formidable personnage, et le tout est très rythmé, mais les ficelles sont trop grosses à mon goût, même si on assiste à des petites mécaniques de spinerie. Je trouve en revanche Les Hommes de l’ombre remarquable. Le travail de Dan Franck est plus incisif et plus proche de la réalité.

« Anne Hommel, la ’Olivia Pope française’ ? Je ne vais pas m’aventurer là-dessus »

Quand Anne Hommel gère l’image et la communication d’un DSK, peut-on dire qu’elle est, aspect romantique en moins, la « Olivia Pope française » ?

Je ne vais pas m’aventurer là-dessus. Anne Hommel accepte de parler de son métier. C’est l’une des rares à avoir été très bavarde. Elle a accepté de s’exprimer dans l’affaire d’adultère. On n’en parle pas dans le documentaire, faute de place, mais j’ai écrit tout un chapitre dans le livre Jeu d’influences. J’ai regardé récemment un épisode de la dernière saison de Scandal et, sincèrement, il n’y a pas vraiment de similitudes.