Toutelatele

Sarah Lebas (Escort girls – une vie dans l’ombre) : « Il fallait que le résultat soit pudique, juste et certainement pas racoleur »

Tony Cotte
Publié le 21/04/2015 à 19:45 Mis à jour le 26/05/2015 à 01:13

Sarah Lebas a recueilli les confidences de Laetitia, Amanda, Lisa, Marla et Margot. Sous ces noms d’emprunt, se cachent cinq escort-girls. Elles ont accepté de se confier sur leur double-vie. Des confessions diffusées ce mardi 21 avril dès 20h40 sur France 5. Le terme « escort » facilite-t-il le passage à l’acte ? La réalisatrice répond à Toutelatele.

Tony Cotte : Avant de commencer votre travail sur le documentaire Escort girls, une vie dans l’ombre, que représentez pour vous le terme « escort » ?

Sarah Lebas : Je me doutais que c’était un mot galvanisant, un peu enjoliveur. J’avais globalement la sensation que ça se terminait de la même manière que la prostitution. En revanche, j’avais besoin de comprendre ce qui se passe dans la tête de ces filles. Certaines ne se considèrent pas comme prostituées. Ce mot rassure et l’anonymat qu’offre internet fait venir dans la profession des femmes qui n’auraient jamais franchi le cap si elles devaient faire les cent pas sur le trottoir. À leurs yeux, « escort » c’est de l’accompagnement dans les grands hôtels, dans les restaurants. Ce que ces femmes oublient de raconter, c’est qu’en général ça se termine dans une chambre d’hôtel avec une transaction financière. Elles finissent quand même par louer leur corps pour de l’argent. Je ne vois finalement pas vraiment de différence.

Aborder ce thème dans un documentaire facilite-t-il la vente auprès d’un diffuseur ?

J’ai fait beaucoup de films sur la justice, l’hôpital ou la toxicomanie. Je n’ai pas le profil type de personne qui va traiter de la prostitution. L’idée était de comprendre qui sont ces femmes et de leur donner la parole. J’ai pu observer l’état de précarité dans lequel elles vivent et je voulais faire la connaissance de ces mamans et de ces étudiantes qui ont recours à la prostitution pour financer leurs études et payer leur quotidien. Est-ce plus vendeur ? Je ne peux pas répondre. Je pense que ce n’est pas plus difficile qu’un autre sujet. De mon point de vue, il fallait que le résultat soit pudique, juste et certainement pas racoleur.

« J’ai l’impression qu’il y a un passage à l’acte important »

En matière de documentaires, les individus floutés sont de moins en moins acceptés. Dans votre film, seul un visage est montré à l’écran…

Avec Damien Vercaemer, avec qui j’ai travaillé sur ce projet, on ne voulait pas faire de plans serrés de visages floutés : cela stigmatise encore plus les gens. On a essayé de filmer ces femmes de dos, en amorce ou de profil, avec des plans de détails, dans l’embrasure d’une porte… Ce procédé de tournage permet d’être avec elles sans les voir. Je pense que l’on a plutôt assez bien réussi ça ; j’ai l’impression de les reconnaitre tout en les protégeant. De toute façon, je n’aurais jamais eu accès à ces femmes-là à visage découvert. Quand vous avez des individus qui vivent dans un secret et qui mènent une double vie, soit vous faites de la fiction, soit vous les protégez.

Ont-elles été toutes faciles d’accès ?

La facilité pour les trouver est ce qu’il y a de plus inquiétant : il suffit d’aller sur des sites de petites annonces entre un canapé et un arrosoir à vendre. Qu’elles acceptent, c’est autre chose. Il faut évidemment établir une relation de confiance. Mais ce secret est tellement lourd à porter qu’elles ont besoin de parler.

Dans le film, Laetitia fait de l’humour quand un homme tente de négocier le prix d’une passe. Où parvient-elle à puiser une telle ironie alors qu’on tente de marchander son corps ?

C’est l’une de celles qui souffrent le plus de ce métier. Elle le fait par dépit total ; le sexe et les hommes la dégoutent. Dans les films qui traitent de ce sujet, on a l’impression que les filles sont dans une dépression permanente. J’avais envie de montrer qu’elles ne sont pas que dans le drame tout le temps. Pour désamorcer cette souffrance, elles ont besoin aussi d’en rire. C’était le cas de Laetitia dans ce passage face à un homme qui tente de brader son corps. C’est hyper violent : soit on réagit en pétant en câble, soit on essaye de retourner la situation. Les trois femmes de Marseille sont copines, vivent des choses fortes et ont besoin d’ironiser sur leur sort et leurs clients. On a beaucoup ri lors du tournage.

On sent que la définition du mot « escort » divise même ces trois femmes…

Il y a une différence d’âges et donc d’expériences. Celle qui a trente ans ne se fait plus d’illusions : elle a parfaitement compris le métier qu’elle faisait. Elle ne se cache plus derrière ce mot. Quand j’allais dans des cafés pour rencontrer des escort girls, je ne savais jamais qui elles étaient et à chaque fois que je tentais de deviner, je me trompais. Elles sont jolies, mais assez ordinaires. Elles ne mettent pas leurs atouts en valeur en public. Et Laetitia a justement compris ces faux semblants : le grand hôtel, le champagne, le jean ou le sweat… Ça finit de toute façon de la même manière avec un homme que vous n’aimez pas.

« Des jeunes femmes comme Zahia ont totalement ’glamourisé’ cette pratique »

Une série comme Journal intime d’une call-girl ou le cas Zahia ont-ils faussé l’image de ce « métier » ?

C’est notre démarche que de faire prendre conscience aux téléspectateurs que ce n’est pas anodin. Des jeunes femmes comme Zahia ont totalement « glamourisé » cette pratique en transformant ça en rêve de Pretty woman. Elles commencent en se disant qu’elles vont trouver un homme richissime qui va les entretenir et qui sera peut-être même beau. Elles s’imaginent que leur vie va changer en fréquentant, notamment, les grands hôtels. À Marseille, on remarque que ces filles passent leur journée au téléphone. Parfois, sur soixante appels, elles n’ont même pas un rendez-vous. Je suis restée sept jours sur place et j’ai été témoin d’une journée jusqu’à deux cents appels pour les trois filles avec, à la fin du compte, un seul et unique rendez-vous pris.

Que pensez-vous du cas Marla, escort de luxe, qui assume totalement son choix de vie ?

Elle exprime des failles. On comprend dans son histoire qu’elle a été harcelée et qu’elle n’a pas toujours contrôlé sa vie. Elle a besoin de tout contrôler avec ses clients aujourd’hui et cela part de choses pas très simples dans son histoire. Le revendiquer, c’est, de mon point de vue, une façon de le supporter.

Connait-on l’avis de toutes ces femmes sur des mouvements comme « Le Nid » ou « Les efFRONTé-e-s » qui se battent contre la prostitution ?

À Marseille, elles ne sont pas militantes, elles vivent leur truc dans leur coin. Les étudiantes, elles, ne vont pas dans ces lieux-là, car elles ne veulent pas que ça se sache. Et n’oublions pas qu’elles ne se considèrent pas prostituées. Il y a un déni par rapport à tout ça et c’est ce qui est compliqué, notamment en matière de prévention. Elles sont tellement invisibles d’une certaine manière, que je ne sais pas par quel moyen les associations peuvent les atteindre et les accompagner.

Les femmes de votre film ont-elles eu l’occasion de visualiser le résultat ?

Je ne fais pas de l’investigation ; ces femmes m’ont donné une partie d’elles alors je considère que c’est important qu’elles se voient. On a fait venir les Marseillaises à Paris. Elles ont pleuré. Elles se sont vraiment reconnues. Elles venaient aussi pour être sûres d’être « anonymisées » et ont été rassurées. Marla aussi l’a vu et a été contente. Elle l’assume, y compris ses failles. Elle avait eu une très mauvaise expérience avec une autre chaîne, donc elle avait été échaudée sur le tournage. L’étudiante, elle, n’a pas souhaité le regarder. Mais ce n’était pas une demande de validation : il n’est pas question que je change. Elles sont venues regarder un documentaire avant les autres.

« Ces femmes m’ont donné une partie d’elles »

Récemment, le Sénat a rétabli le délit de racolage et a rejeté la pénalisation des clients de la prostitution. Qu’en pensez-vous ?

Cela va multiplier les risques, car les prostituées vont rencontrer les hommes dans des lieux de plus en plus cachés. Mais je ne suis même pas sûre d’être pour condamner le client. La seule question qui compte c’est de savoir comment protéger les femmes et éviter, notamment, qu’elles se retrouvent sous le coup d’un réseau de proxénètes.

Votre avis sur la question a-t-il évolué entre la préparation et la fin du tournage de ce documentaire ?

J’ai fait un film de confession, ce sont des questions qu’il vaut mieux poser aux associations. Je pense qu’il faut légiférer, mais sur le racolage je n’y crois pas une seconde. Ne pas donner les tarifs sur internet et parler de « massages », c’est hypocrite. Là encore, on se raconte une histoire. Ce qui a évolué, c’est que j’ai découvert des femmes, comme moi au premier abord, qui se retrouvent dans cette situation-là. Je suis inquiète, car on ne peut pas quantifier cette prostitution - les filles mettent plusieurs numéros différents sur plusieurs sites-, mais j’ai l’impression qu’il y a un passage à l’acte important. Ce que cela dit de notre société est inquiétant : elle se précarise et le rapport au corps et au sexe a changé. Ce que je vois de ces femmes, c’est qu’elles souffrent. Mais elles existent…