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Anne Nivat (Dans quelle France on vit) : « L’existence même d’un Président de la République est délégitimée, c’est nouveau et très inquiétant »

Joshua Daguenet
Par
Rédacteur TV & Séries
Publié le 02/12/2019 à 18:51

Ce lundi 2 décembre, le magazine d’immersion Dans quelle France on vit fait son retour à 20h55 sur RMC Story. La reporter Anne Nivat part à la rencontre de « Cette France qui se radicalise » : gilets jaunes, militants d’extrême-droite, écologistes ou anti-spécistes, elle a pu témoigner de la colère et du profond engagement des différents témoins dont les aspirations sont parfois contraires. La journaliste est revenue pour Toutelatele sur ses expériences de terrain à l’occasion de ce nouveau sujet.

Joshua Daguenet : Le thème du soir de votre magazine s’intéresse à « Cette France qui se radicalise ». Comment définissez-vous la radicalisation ou une personne radicalisée ?

Ce sujet s’intéresse à « Cette » partie de la France qui se radicalise car la radicalisation n’est pas généralisée. Pour moi, cela se définit par un point de vue radical sur les choses que ce soit d’un point de vue politique, environnementaliste, animaliste… On voit bien dans l’émission que n’importe quel thème amène à des méthodes similaires.

À l’écran, votre première rencontre intervient auprès de gens qui investissent les ronds-points depuis un an. Ces échanges ont-ils modifié votre point de vue sur ce type d’engagement ?

Non, pas du tout. Je ne fais pas du journalisme pour que mon point de vue soit modifié mais pour montrer la réalité. Je ne sers que d’intermédiaire, à voir la complexité des sentiments, des postures. Je fais ça depuis mes débuts et c’était déjà le cas en Afghanistan, en Irak. Je dois rapporter la complexité de la situation aux téléspectateurs ou aux lecteurs en presse écrite. Il faut lire les yeux ouverts, apporter la vision la plus complète de la société et il est nécessaire d’apporter des détails à chercher sur le terrain.

Il y a un an, vous nous disiez : « Quand on ne travaille plus, on n’existe plus » à propos de la vieillesse. La problématique des gilets jaunes, elle, est de ne plus exister socialement alors même qu’ils travaillent durement…

Dans le contexte de la vieillesse, cette citation fait sens. Effectivement, cesser de travailler revient à cesser d’avoir une existence sociale pour certaines personnes. Dans cette situation, le contexte est celui de travailleurs expliquant qu’ils sont victimes d’injustice et ce sentiment les amène dans la rue, sur les ronds-points. La demande de fraternité, d’être ensemble est très présente. Les gilets jaunes sur les ronds-points ont l’impression de ne pas être entendus ni compris. J’avais démontré dans mon livre « Dans quelle France on vit », la genèse de l’émission, que cette demande d’humain était déjà très présente avant le mouvement des gilets jaunes.

« Un journaliste n’est pas un justicier »

Emmanuel Macron est qualifié dans les témoignages de « guignol » ou encore de « vulgaire marionnette. » Cette colère est-elle centrée sur l’individu ou la fonction ?

Sur la fonction. En ce moment, c’est plutôt vers les deux, tout dépend du degré de colère car elle est concentrée sur un homme. Tout ce qui dit, fait, est disséqué et critiqué. C’est le lot commun de tous les Présidents depuis Sarkozy. Emmanuel Macron n’est pas critiqué que par les gilets jaunes. Il y a quelque chose de plus profond : la critique de la fonction. C’est nouveau et très inquiétant car l’existence même d’un Président dans la Ve République est délégitimée comme si nous n’avions plus besoin de Président. Les élites, les médias et ceux qui nous gouvernent devraient s’en rendre compte et produire un objet de débats.

Il y a également une vive colère à l’encontre des médias. Alors que Les Grandes Gueules de RMC et les éditions de BFM traitement énormément des gilets jaunes dans le groupe qui vous emploie, une remise en cause des médias est-elle indispensable aujourd’hui ?

Je n’ai pas attendu la crise des gilets jaunes pour le clamer haut et fort. Je suis la première à défendre ce métier qui est ma passion depuis toujours mais je suis aussi la première à le critiquer quand il n’est plus ce qu’il devrait être, quand le journaliste ne reste plus à sa place d’intermédiaire. Un journaliste n’est pas un justicier. À un moment, je parle à un animaliste, Vincent, qui me reproche mes questions spécistes. Je lui réponds que ceux qui le jugent sont derrière la porte car au moment où nous parlons, nous sommes dans la salle des pas perdus puisqu’il est jugé. Ces derniers temps, le journaliste a été trop juge donc il a souffert de décrédibilisation et de délégitimation. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut plus être journaliste car on a besoin de ce métier, mais il faut le faire du mieux que l’on peut.

Avez-vous décelé des peurs communes aux gilets jaunes, à Génération Identitaire et aux militants anti-spécistes ?

Ils ont tous en commun des méthodes visant à maximiser à tout prix l’impact médiatique tout en minimisant les risques judiciaires. Pour ce qui est des peurs, ils partagent cette angoisse immense de ne pas être entendus et sont convaincus de la justesse de leur cause tout en refusant d’écouter l’autre. Cela provoque une cacophonie gigantesque liée à l’Homme de la société dans laquelle nous vivons. C’est à nous, journalistes, de faire en sorte que l’on s’entende au premier sens du terme, avant même de s’accorder. Nous pourrions déjà avancer vers un débat apaisé.

« Les appels au boycott visant Zemmour ? Un mouvement profond du politiquement correct »

La séquence des interviews croisées des éleveurs et des militants anti-spécistes donnent la sensation d’une France irréconciliable. Une sensation qui se répète pour tous les autres sujets abordés lors de ce numéro…

Absolument. Quand les téléspectateurs auront achevé de regarder l’émission, c’est le sentiment qui s’emparera d’eux. On a l’impression que personne n’arrive à s’entendre car tous sont convaincus de la justesse de leur combat et chacun en oublie qu’il n’est pas seul au monde. Il faut oser regarder la réalité en face : voilà où nous en sommes aujourd’hui. En même temps, j’essaie de faire voir l’humanité chez la plupart de mes interlocuteurs. Je ne suis pas là pour leur dire s’ils ont raison ou s’ils ont tort, mais je suis là pour qu’ils m’en disent le plus possible.

Après avoir interpellé les militants d’extrême-droite sur leurs actions, vous avez rencontré Pierre, un homme condamné pour avoir aidé des migrants. Pensez-vous que la journalisme se soit rendu coupable d’une vision trop manichéenne des événements entre ce qui était le bien et le mal ?

Je pense que le danger est toujours la vision manichéenne. La société d’aujourd’hui est une société de l’instantané, de l’immédiat, du virtuel, de simplification à outrance, des amalgames. Une raison essentielle pour laquelle je fais cette émission est celle d’apporter de la nuance et du détail. J’ai souvent en face de moi des discours manichéens. La plupart de mes interlocuteurs étaient des militants convaincus par leur cause. L’émission que je tourne ensuite se veut être une réponse à la précédente, comme un diptyque, centré sur les malheurs des forces de l’ordre. Comment se sentent ceux qui sont les premiers face aux militants radicaux ? Ils vont me raconter cela en détail. Cela ne veut pas dire que mon interlocuteur m’offre ce que je veux à chaque fois. Je n’extorque pas des aveux…

Vous faites partie des femmes invitées régulièrement dans Zemmour et Naulleau sur Paris Première. Eric Zemmour est l’un des commentateurs qui fait polémique dans notre pays. Que reflètent ces nombreuses controverses et appels au boycott sur l’état de notre société ?

Pour moi, c’est un mouvement profond du politiquement correct qui traverse notre société contre quoi on ne peut rien. Je pense qu’il y a deux questions dans la vôtre. Je ne suis pas en faveur de boycotter qui que ce soit, tout le monde a le droit à la parole. Maintenant, les stratégies des uns pour faire du buzz en employant Zemmour et celles des autres en se payant ou en se rachetant une conscience morale en refusant de mettre sa publicité dans les émissions de Zemmour sont aussi ridicules les unes que les autres. Ce sont des postures et des stratégies artificielles. La réalité est ce qui m’importe et elle est bien plus complexe. Il m’est arrivée lors de débats avec Zemmour d’être en désaccord avec lui, mais aussi, sur certains points, de ne pas être en désaccord avec lui. On sait à quoi s’attendre face à lui et je n’ai aucun problème à avoir qui que ce soit en interlocuteur dans un studio de télévision. J’aime faire de la télévision réelle en obtenant des informations sur des reportages de terrain. C’est un métier très différent des studios.