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La Nuit trans > Rencontre avec Sébastien Lifshitz, réalisateur de Bambi et Les Invisibles

Claire Varin
Publié le 04/06/2013 à 13:31 Mis à jour le 10/06/2013 à 18:39

A l’occasion de La Nuit trans, mardi 4 juin 2013, Canal+ diffuse Bambi, le documentaire de Sébastien Lifshitz. Le réalisateur des Invisibles livre le portrait sensible de Marie-Pierre Pruvot, alias Bambi, l’une des premières transsexuelles françaises. De son enfance à Alger à sa carrière dans l’éducation nationale, en passant par ses nuits au Carrousel de Paris dans les années 50-60, cette femme magnifique raconte ses multiples vies. Pour Toutelatélé, Sébastien Lifshitz est revenu sur sa rencontre avec Bambi et sur les thèmatiques qui animent son cinéma.

Claire Varin : Comment s’est faite votre rencontre avec Bambi ?

Sébastien Lifshitz : On s’est rencontré dans le cadre d’un festival et on a tout de suite sympathisé. Le soir de la délibération, elle m’a raconté l’histoire de sa vie – je connaissais assez peu de choses sur elle – et j’ai été sidéré par ses récits. Sa vie est incroyable. C’est une réinvention de soi permanente. Il lui a fallu beaucoup de courage et de ténacité.

Bambi a-t-elle été difficile à convaincre pour faire ce film ?

Au départ, je lui ai proposé d’être dans Les invisibles. Mais, très vite, je me suis rendu compte que c’était une mauvaise idée parce que dans Les invisibles il s’agit d’anonymes et Bambi est quelqu’un de connu. Et puis, l’homosexualité et transsexualité sont deux choses complètement différentes. L’une touche à la sexualité et l’autre à l’identité. Donc très vite, je me suis dit qu’il fallait trouver une forme autonome pour faire ce film avec elle. À partir du moment où le film s’est mis en place de manière plus distincte, Bambi a vraiment été partie prenante. Une relation de confiance et d’amitié s’est installée.

« Bambi est construit sur la continuité des Invisibles »

Est-ce parce que vous vouliez d’abord inclure son parcours dans Les Invisibles que l’esthétique et la forme narrative des deux films sont aussi proches ?

C’est vrai que, comme j’ai enchaîné Bambi après Les invisibles, j’ai voulu garder le même dispositif, la même esthétique documentaire ; à la fois des entretiens chez elle ou dans des extérieurs. Parfois, même si on a un fond de bibliothèque, je trouve que ce fond de bibliothèque raconte quelque chose sur elle. De la même manière, dans Les invisibles, je filmais les gens souvent chez eux ou dans des endroits qui leur étaient très familiers et j’intercalais soit des photos, soit des archives. Je voulais quelque chose de très simple et sobre pour qu’il y ait une certaine clarté dans le film. Bambi est construit sur la continuité des Invisibles. Je pense que l’on voit nettement le lien entre les deux.

En 2004, vous avez réalisé Wild Side, qui parlait déjà de la transsexualité. Est-ce un sujet qui vous intéresse particulièrement ?

La rencontre avec Bambi a été déterminante et m’a donné envie de faire le film. La question de la liberté m’intéresse beaucoup dans la transsexualité. Ce sont souvent des personnes qui doivent faire tout un parcours d’affirmation et parfois de lutte pour accomplir ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes. Cette bataille pour être quelqu’un de libre m’intéresse. Je suis complètement admiratif de ça. Dans le cas de Bambi, c’est encore plus fort parce qu’on parle d’une époque où le mot transsexualité n’existait pas. Bambi est une pionnière, avec d’autres telles que Coccinelle. Elles ont tout inventé.

« J’aime les êtres libres et qui vont au bout d’eux-mêmes »

Au-delà de la transsexualité, le thème de la liberté semble être un moteur pour vous de manière générale…

Oui, ça c’est sûr (rires). J’aime les êtres libres et qui vont au bout d’eux-mêmes. Ça peut paraître un peu clicheteux de le dire comme ça, mais c’est quelque chose de fondamental de se construire et d’aller au bout de soi. Ce n’est pas toujours évident. Qu’on soit hétéro ou homo, c’est le travail de toute une vie pour être en phase avec les vérités profondes que chacun individu porte en lui.


Dans ces deux documentaires, vous donnez une visibilité aux personnes âgées, ce qui est rare. Par quoi êtes-vous intéressé dans la vieillesse ?

Les personnes âgées m’émeuvent. Il ne s’agit pas de faire une généralité parce qu’on peut aussi rencontrer des « vieux cons ». Ce que je trouve magnifique avec les personnes d’un certain âge, c’est qu’elles ont derrière elles une vie pleine, chargée d’expériences, de réflexions et d’analyses. On sent que leur parole est très dense. Et c’est souvent une parole engagée, parfois politique. J’aime les écouter. Il ne s’agit pas vraiment de sagesse, mais plutôt de maturité et de réflexions souvent très pertinentes qu’amène l’expérience de la vie.

On sent dans votre travail un besoin de transmission...

Il y a un devoir de mémoire important. Probablement parce qu’on arrive face à des gens qui ont traversé une grande partie du siècle et qui sont dans la dernière partie de leur vie. Je pense qu’il y a un certain nombre de films qu’il faut faire sur une mémoire. Et il faut aussi les regarder vivre aujourd’hui. Ce n’est pas un film pour le passé.

Il y a beaucoup de pudeur dans le film. Vous n’évoquez que très brièvement les difficultés liées au changement d’état civil ou aux lourdeurs de l’opération...

On parle d’une époque où la question de la transsexualité a été incomprise. Elles ont souvent été pourchassées par la police et pointées du doigt. Je ne veux pas les victimiser outre mesure, mais elles sont passées par des phases où le rapport avec la société a été compliqué. Celui avec le monde médical n’a pas été simple non plus. Tout s’est inventé progressivement et aujourd’hui encore, ça continue. Bambi et les autres de son époque n’ont pas échappé à des situations conflictuelles et difficiles. Et en même temps, elle a eu la chance d’évoluer dans un milieu – le cabaret – qui l’a énormément protégé. C’était comme une sorte de cocon qui leur a permis, à toutes, d’accomplir la vie qu’elle voulait. Elles ont eu des moments difficiles, mais elles avaient de la répartie. L’humour était souvent une arme importante. Et elles ne se sont jamais laissé impressionner.

« Le fait de se rendre visible et de raconter sa vie est une forme d’engagement politique. »

Vous avez, un jour, déclaré appartenir à « une génération pas très politisée ». Pourtant, votre cinéma est politique...

C’est vrai qu’on nous a appelés la « bof génération ». On a davantage été dans un questionnement identitaire et individuel que dans des questions collectives qui touchent à la société. Mais finalement avec le temps, comme il a fallu se battre sur beaucoup de fronts, j’ai progressivement acquis une conscience politique. Ça a pris du temps. Le cinéma m’a aidé à grandir et à réfléchir sur toutes ces questions aussi. Les Invisibles comme Bambi sont des films qui m’ont permis d’approfondir cette conscience politique. Bambi, elle-même, n’est pas une tête de proue qui va prendre un étendard. Elle le fait à sa façon. Le fait de se rendre visible et de raconter sa vie est une forme d’engagement politique. J’aime lorsque le politique passe aussi par des chemins inattendus.

Pourquoi avoir fait un film de cinquante-huit minutes et non, d’une heure trente ?

Évidemment, j’avais assez de matière pour faire un film plus long. Mais mon contrat avec Canal+ m’imposait de faire un film d’une heure. La chaîne m’a permis de faire ce film, j’ai respecté le contrat. Il peut y avoir un peu de frustration parce qu’on voudrait en savoir plus sur Bambi. On a fait une édition DVD où il y a un peu plus de quarante minutes de bonus.


Bambi sortira également en salle de manière confidentielle, le 19 juin. Regrettez-vous qu’il n’y ait pas plus de copies ?

Le film ne devait pas être diffusé en salle. On fait une sortie symbolique. Du fait du Prix à Berlin et de l’accueil de la presse autour du film, certains exploitants nous ont demandé de pouvoir le diffuser dans leurs salles de manière exceptionnelle. On a trouvé une sorte d’accord, qui a permis cette sortie réduite. C’est déjà très bien puisque normalement, quand un film passe à la télévision, la chronologie des médias vous empêche de faire ce genre de chose.

Bambi a été récompensé par un Teddy Award à Berlin. Ce genre de prix compte-t-il particulièrement pour vous ?

Le Teddy est un prix particulier parce qu’il existe depuis longtemps. Il n’est pas très connu en France, mais en Allemagne et dans la communauté gay, c’est un prix qui compte. J’ai toujours essayé de faire attention à ce que mes films ne soient pas trop ghettoïsés et qu’ils ne s’adressent pas qu’à un public concerné. Il y a quelque chose d’universel dans le témoignage de Bambi et j’aimerais que le film touche tous les publics.

« Je ne m’attendais pas au succès des Invisibles »

Comment avez-vous vécu le succès des Invisibles  ?

Le succès des Invisibles m’a rendu extrêmement heureux. Je ne m’y attendais pas du tout. Tout ce qu’il s’est passé avec le film a été étonnant. Je suis allé de surprise en surprise. Ça a commencé par la projection à Cannes, puis la sortie du film, son succès public jusqu’au César. [Meilleur film documentaire 2013, ndlr.] J’étais presque sidéré et en même temps, ça m’a rendu heureux parce que le succès du film montrait qu’il avait pu s’adresser à tous. Et c’était important pour moi.

Vous avez dirigé Léa Seydoux dans Plein sud (2009). Quelle est votre réaction sur la Palme d’or remise à La vie d’Adèle ?

Je n’ai pas vu La vie d’Adèle donc c’est difficile pour moi d’en parler. Mais évidemment, ça m’a rendu très heureux pour elle. Léa est quelqu’un qui s’engage à fond dans ses rôles et j’imagine très bien qu’elle a dû, avec Kechiche, donner énormément. C’est quelqu’un qui sait improviser et elle a une présence extrêmement naturelle. Je suis très curieux de voir le film.

Faites-vous une symbolique sur cette Palme d’or remise à un film parlant d’une histoire d’amour entre deux femmes ?

Non, je ne fais pas de symbolique, mais je trouve ça bien. Surtout que ça vient de Steven Spielberg, président du jury, qui ne nous a pas habitués à parler de ce genre de chose dans ses films. Je crois qu’il n’y a pas un seul personnage homosexuel dans ses films. Donc on aurait pu s’attendre à un autre regard. Eh bien, non. On sent que le film a tout emporté avec lui. Et même l’adhésion d’un homme comme Spielberg. Ça laisse présager du meilleur.